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L’expérience utilisateur, fonction clé de la digitalisation.

L’expérience utilisateur, fonction clé de la digitalisation.

Riccardo Sperrle, CIO de Tengelmann, échange avec Sahan Köroglu, responsable de compte chez T-Systems, sur la nécessité de la compétence numérique, l’évolution future de l’expérience utilisateur et les avantages de la personnalisation autonome des solutions technologiques innovantes.

M. Sperrle, dans cette époque d’évolution technologique toujours plus rapide, avez-vous une formule magique pour la compétence numérique ?

Il n’y a pas de formule magique. Vous savez, les parents, les écoles, les entreprises doivent comprendre une chose : la compétence numérique fait partie intégrante de notre quotidien, et nous sommes tous concernés. Nous sommes prompts à diaboliser ces questions au lieu d’éduquer les gens avec transparence et ouverture sur les risques et les opportunités propres à Internet et aux nouvelles technologies numériques, et ce aussi tôt que possible. Comment gérer la digitalisation avec sensibilité mais sans naïveté ? Voilà la vraie question. La compétence numérique est absolument essentielle, et elle va bien au-delà du développement de logiciel ou du téléchargement d’applications. Il s’agit de cultiver des comportements sains et informés à la maison comme à l’école. Une fois ce stade atteint, la digitalisation a beaucoup d’expériences passionnantes à offrir.

Puisque vous parlez d’expérience, qu’est-ce qui, pour vous, fait du processus d’achat une expérience spéciale ?

Mes achats se répartissent généralement dans trois catégories. Il arrive parfois que j’aie besoin de quelque chose sans attendre. Je suis pressé, je n’ai pas envie de perdre du temps à chercher une place de parking ou à découvrir que ce dont j’ai besoin ne se trouve pas dans le rayon prévu. Mais si je sors pour acheter un article après avoir fait des recherches sur Internet, d’autres dimensions s’ajoutent à ma démarche : je vais avoir l’article entre les mains, je vais pouvoir l’essayer. Et je vais pouvoir demander des informations supplémentaires sur le produit à un vendeur. La troisième catégorie d’achats relève du lèche-vitrine. Je n’ai besoin de rien en particulier. J’ai juste envie de découvrir quelque chose d’intéressant : ce sont des achats impulsifs, pour le plaisir. 
Dans cette situation, ce sont l’inspiration, l’animation et la vision qui comptent le plus. Mes attentes en termes de service client varient selon ces trois catégories d’expérience d’achat. Et si les vendeurs interagissent avec moi de la même façon dans les trois cas, je serai déçu par le service dans au moins deux situations. Comme nos communications avec nos clients impactent l’expérience utilisateur globale, ils doivent s’adapter à mon état d’esprit – pressé ou détendu, avec un objectif précis ou en quête d’inspiration.

Comment déterminez-vous la réponse des clients à différents types de communication ?

Nous sommes relativement sceptiques face aux études conventionnelles sur la psychologie des clients. Dans ces contextes, les gens tendent à avoir des réactions différentes de leur comportement normal. C’est pour cela que je préfère discuter directement avec les clients, essayer des approches, identifier celles qui fonctionnent puis les améliorer. Cette démarche nous permet d’envoyer de nombreux ballons d’essai. Et pour nous, détaillants, c’est assez facile à faire. La difficulté commence quand nous avons trouvé une solution performante et que nous voulons la déployer. À ce moment-là, nos principales préoccupations sont la stabilité et la mise à l’échelle : il faut déterminer les calendriers, les formations et les méthodes pour mettre en œuvre la solution de manière à ce qu’elle ait un impact à long terme en générant un minimum de pertes.
De ce point de vue, nous ne sommes pas que des détaillants, nous sommes aussi des clients. Nous nous demandons ce qui nous agacerait en allant faire des courses un samedi matin pour faire des provisions ou acheter des vêtements. Ça pourrait être de faire la queue aux caisses. Ou bien de ranger les courses dans des sacs et de les porter jusqu’à la voiture ou la maison. Si je viens d’acheter un article volumineux, de l’électroménager par exemple, je n’ai peut-être pas envie d’entendre le vendeur me dire « Vous savez que nous louons des remorques ». Certains clients n’ont pas d’attache à remorque ni trois grands fils costauds à la maison. Nous étudions ces aspects pour identifier et résoudre les problèmes en adoptant le point de vue du client.

Si l’on est un détaillant déterminé à innover pour être à la pointe des technologies, comment faut-il utiliser l’informatique pour concevoir des boutiques ?

L’informatique intervient partout où vous utilisez des technologies de base. On a longtemps considéré l’informatique comme un moteur de coûts, et les différents domaines d’activité d’une entreprise étaient isolés dans des silos. Tout cela manquait de coordination. Mais cette approche appartient au passé. Aujourd’hui, pour créer de toutes pièces une expérience client en boutique, il faut une informatique intégrée et des données en réseau. Pensez aux codes-barres, par exemple : si nous remplaçons l’un des 60 000 articles que notre éventail de produits, le nouveau code-barres doit être disponible et lisible à toutes les caisses, au même moment. Sinon, tout le processus échoue. Et le résultat ? Des employés frustrés, des clients énervés, et il faut mobiliser des ressources pour corriger le processus commercial. Dans nos boutiques, nous devons faire preuve du même souci de précision et de durabilité que les pure-players de la vente en ligne, d’autant plus que le « shopping strictement hors ligne » n’existe plus. Sans l’informatique, de nombreux processus cessent tout simplement de fonctionner.

Comment identifiez-vous les tendances technologiques et à quelle vitesse les adoptez-vous sur plus de 4 millions de mètres carrés d’espace commercial dans le monde ?

Pour les gens qui moi qui travaillent dans le commerce de détail, le shopping est une forme d’étude de terrain. Nous devons naturellement nous entraîner à tout observer en adoptant le filtre du client et non celui des technologies. Autrement nous perdrions rapidement l’expérience utilisateur de vue. En d’autres termes, l’informatique doit être au service de nos intérêts commerciaux, et non l’inverse. Nous adoptons ce rôle quand nous parcourons les boutiques pour découvrir de nouvelles tendances, quand nous nous demandons comment appliquer une nouvelle approche dans nos boutiques et comment nos clients réagiraient. Puis seulement arrivent les grandes questions informatiques : comment mettre cette approche sur pied avec notre architecture ? Est-elle viable et efficace à grande échelle ? On ne peut pas toujours étendre ce qui fonctionne dans une boutique phare à l’ensemble des sites, des marques et des stratégies.

« L’innovation, même lorsqu’elle est moteur de croissance, est un processus dynamique qui exige de l’informatique de jongler avec de nombreux ballons d’essai. »
RICCARDO SPERRLE, CIO de Tengelmann

Ce mode de réflexion à rebours peut-il poser problème ?

C’est un problème culture, en tout cas pour nous autres Allemands. Le porte-monnaie électronique Geldkarte, les cartes d’identité personnelles à PIN, le paiement sans contact par smartphone… Toutes ces idées ont été dictées par la technologie et non par l’expérience client ou par les avantages qu’elles pouvaient lui apporter. Et soyons honnête, aucune d’elles n’a réellement décollé. Les bonnes idées commencent par une question : « Quelle va être la perception des clients ? Est-ce qu’il existe une technologie qui pourrait nous aider ? » C’est seulement à ce moment-là que l’on passe à l’étape suivante : élaborer rapidement un prototype grossier pour mettre l’idée à l’épreuve.
Si ça marche, tant mieux. Et dans le cas contraire, on abandonne immédiatement. Les deux expériences sont tout aussi utiles. Ces types d’expérience peuvent être initiés localement par un responsable de magasin, ou de façon centralisée par le service marketing. Les deux options doivent être envisageables.

Vous voulez dire que la méthode essai-erreur a ses vertus ?

Tout à fait. Je suis un scientifique : l’approche essai-erreur est un principe fondamental en sciences, mais il exige une grande tolérance à la frustration. Dans un laboratoire, 99 expériences sur 100 échouent. Et c’est très bien comme ça ! Tout ce que vous imaginez doit résister à l’épreuve de la science. C’est très comparable au principe de l’évolution. Mère Nature passe son temps à ajuster légèrement des myriades de variables. Et ce qui fonctionne le mieux dans le monde réel est conservé à grande échelle. Dans le monde de l’entreprise, cela veut dire qu’il faut fréquemment expérimenter et essayer de nouvelles approches. Il s’agit souvent de modifier de petits détails qui ne sont pas les plus évidents. Les problèmes commencent quand votre survie dépend d’une seule idée. L’innovation, même lorsqu’elle est moteur de croissance, est un processus dynamique qui exige, du service informatique notamment, de jongler avec de nombreux ballons d’essai. Il doit être capable de prendre constamment en charge ces petites adaptations.

Lorsque des filiales de votre groupe explorent de nouveaux pays, à quels obstacles informatiques sont-elles confrontées pour l’installation de nouvelles boutiques ?

La disponibilité du réseau et la connectivité – et la redondance de la connectivité dans de nombreux cas – sont des facteurs clés qui sont systématiquement liés à deux grandes questions : a) Dans quelle mesure le pays lui-même est-il accessible et b) Le site physique envisagé est-il également accessible ? Prenons un exemple : des connexions de 2 à 4 Mbps étaient suffisantes pour nos systèmes de caisse, les échanges de produits, etc. dans de nombreux sites du monde. À l’avenir, nos besoins de connectivité vont augmenter considérablement et atteindre des dizaines voire des centaines de Mbps, ce que seule la fibre optique permet. C’est déjà le cas dans de nombreuses régions d’Allemagne où nous avons des boutiques. Nous nous heurtons à des limites de bande passante, surtout lorsque nous nous éloignons des grands centres.
À l’échelle internationale, des joint-ventures et des alliances comme Ngena offrent des alternatives séduisantes. Je me souviens d’un cas où nous avions déménagé le siège dans de nouveaux locaux à l’étranger. Nous n’avions pas encore accès au réseau, mais on nous disait que ça serait fait le lendemain. Six mois plus tard, nous n’avions toujours pas été connectés, et nous avons fini par abandonner le site. Ce genre de choses arrive ; c’est frustrant, ça vous ralentit et ça fait exploser les coûts. Nous avons rencontré d’autres obstacles comme des différences en matière de protection des données, surtout en-dehors de l’Union Européenne. En Russie, par exemple, nous sommes contraints de conserver toutes les données personnelles sur le territoire russe. Il faut alors se demander quelle qualité de service on peut obtenir sur chaque site pour gérer le trafic réseau si, par exemple, la vidéoconférence devient essentielle. Personne ne supporte les vidéos saccadées ou les pertes de paquets. Latence, bande passante et garantie de disponibilité : voilà les priorités. Et je ne le répèterai jamais assez, c’est aussi une question d’expérience utilisateur. Ces aspects jouent un rôle décisif dans notre parcours de digitalisation. 

Comment Tengelmann organise-t-elle l’intégration rapide de nouvelles applications dans ses opérations informatiques, ses processus et l’expérience client ?

Cela dépend. Tengelmann n’a pas un service informatique central pour gérer tous ces aspects. Nos différentes divisions sont entièrement autonomes sur le plan de l’expertise technique, et il est essentiel qu’elles puissent adopter des approchées axées sur l’architecture. Toute la question est de savoir quelle architecture de base permet de remplacer, d’ajouter et de connecter rapidement des composants ? Avec une approche hétérogène plutôt qu’une approche orientée architecture, vous êtes vite confrontés à des obstacles majeurs lorsque vous espérez une intégration rapide. Dernier point, il faut garder les différentes échelles à l’esprit. Les applications orientées client doivent être rapide, flexibles et amusantes. La gamification n’a aucun intérêt au service de la comptabilité. Mais en boutique, elle a toute sa place. Toute la mission de l’IT consiste à établir le juste équilibre.

Tengelmann a investi dans plus de 70 start-ups au fil des ans. À quoi ressemble votre processus de sélection ?

Il y a dix ans, nous avons constitué une équipe interne de capital-risque chargée d’évaluer les bonnes idées et les tendances prometteuses que nous aurions intérêt à incorporer dans notre entreprise. Nous avons été les premiers à investir dans Delivery Hero et nous sommes l’un des plus gros actionnaires de Zalando. L’évaluation des critères de capital-risque classiques est fortement liée aux personnes et au dynamisme. 

« En ce qui concerne le Règlement Général de Protection des Données, j’ai peur que beaucoup d’entreprises aient sous-estimé le travail qui les attend pour être prêtes en mai 2018. »
RICCARDO SPERRLE, CIO de Tengelmann

Quand vous pensez au dynamisme, à la vitesse et à désinvolture dont font souvent preuve les start-ups, est-ce que vous secouez la tête de désespoir ? Les entreprises conventionnelles sont souvent plus organisées, structurées et réglementées dans leur conduite des affaires.

C’est une évolution à laquelle les start-ups doivent également se soumettre. Au départ, elles peuvent – et doivent – prendre quelques raccourcis. Les jeunes entrepreneurs sont souvent assez détendus face aux questions de sécurité, de processus internes et de propriété intellectuelle. Mais au fil de leur développement, ils doivent résoudre des problèmes qui étaient absents de leur radar trois ans auparavant.

Y compris des choses encombrantes comme le Règlement Général de Protection des Données, par exemple ?

Exactement. Notre point de vue sur cette problématique spécifique est très mature et professionnel. Mais certaines parties de notre entreprise n’ont pas encore acquis l’expérience de notre siège, vieux de 150 ans. Elles se contentent de mettre en avant leur délégué à la protection des données et pensent que ça suffit. C’est là que nous intervenons avec l’appui et les conseils nécessaires. Le RGPD s’annonce comme une problématique passionnante que beaucoup d’organisations abordent encore de la mauvaise manière. J’ai peur que beaucoup d’entreprises aient sous-estimé le travail qui les attend pour être prêtes en mai 2018. Je pense que notre entreprise, par contre, est en bonne voie.

« La sécurité doit être parfaitement étanche dès le départ. »
RICCARDO SPERRLE, CIO de Tengelmann

Quel rôle joue la sécurité dans vos activités ?

Un rôle considérable. N’oublions pas que nous faisons face à un adversaire qui détient un « marché » d’un milliard d’euros. C’est pour cela que la sécurité est très haut placée dans les priorités de l’entreprise. Mais la sécurité revêt également une dimension politique. Les gouvernements ne peuvent pas se laver les mains du problème et faire peser toute la responsabilité de la sécurité des appareils, des machines et des logiciels sur les utilisateurs. C’est trop facile. Nous ne ramasserons pas cette patate chaude. Pourquoi n’existe-t-il pas de mécanisme de mise à jour automatique des firmwares des routeurs ? Les équipements électroménagers doivent passer des tests de sécurité électrique avant d’être mis en vente. Pourquoi ne pas imposer des exigences similaires pour les produits informatiques ? Les fabricants ne devraient pas pouvoir vendre des appareils sans garantir des mises à jour de sécurité régulières. C’est la responsabilité des fabricants, pas des utilisateurs. Nous devons demander une action ferme à l’UE, au gouvernement fédéral et surtout à Bitkom, la plus grande association professionnelle d’Allemagne dans le secteur de l’informatique.
Et dans le même temps, nous devons sensibiliser le public. Pour nous, cela consiste notamment à sécuriser tout ce qui a une adresse IP et qui permet d’accéder au réseau. Je pense par exemple aux distributeurs de confiseries et de café qui acceptent des cartes à puce comme mode de paiement et sont relativement faciles à pirater. Autre chose : la sécurité doit être parfaitement étanche dès le départ. Si nous recevons des e-mails de clients contenant une pièce jointe, par exemple, le système doit vérifier que la pièce jointe est sûre. Comment un agent du service des réclamations est-il censé faire la différence ? Il faut des stratégies et des technologies pour assurer la sécurité du système.